La Bosnie, le Kosovo et à présent la Libye : les coûts humains de la collusion perpétuelle entre Washington et les terroristes


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par Peter Dale Scott

Cet article a été publié en anglais par Global Research le 29 juillet 2011 ainsi que par la revue japonaise «Asia-Pacific», il a donc été rédigé avant la prise de Tripoli. Cependant ce texte demeure d’actualité et il demeure une importante compréhension des enjeux actuels de la guerre au terrorisme ainsi que les interventions de l’OTAN en Libye. Cet essai traite de l’instrumentalisation par les Etats-Unis/l’OTAN des réseaux islamistes dans le monde entier (Libye, Bosnie, Kosovo, Afghanistan et les Etats-Unis avec Ali Mohamed et le centre al-Kifah de Brooklyn).

Cet article est très riche en informations, et il permet de se replonger dans l’histoire récente en se recentrant sur le modus operandi de l’OTAN et ou/des Etats-Unis (renseignements/armée) consistant à s’allier à divers degrés avec des réseaux jihadistes particulièrement violents et déstablisants (dont al-Qaïda et le GICL).

Au cours des deux dernières décennies, d’importantes réductions dans les dépenses militaires des États-Unis et de l’Occident ont été anticipées à deux reprises : après la chute du mur de Berlin, puis dans le sillage de la crise financière de 2008. Mais à ces deux occasions, les dépenses militaires ont rapidement augmenté, et l’on peut percevoir parmi les facteurs contribuant à ces hausses les interventions militaires des États-Unis dans deux territoires : les Balkans durant les années 1990 et la Libye aujourd’hui.1 Dans les deux cas, il fut dissimulé à l’opinion publique à quel point al-Qaïda était un allié secret des États-Unis plutôt qu’un ennemi.

Les interventions américaines dans les Balkans et à présent en Libye furent présentées comme humanitaires par les médias de masse des États-Unis et de leurs alliés. En effet, certains interventionnistes à Washington pourraient, de bonne foi, en avoir été persuadés. Cependant, des motivations plus profondes – allant du pétrole aux priorités géostratégiques – étaient également à l’œuvre dans ces deux cas.

Dans pratiquement toutes les guerres où elles ont été impliquées depuis 1989, des factions américaines et islamistes ont combattu pour déterminer qui contrôlerait le cœur de l’Eurasie dans l’ère postsoviétique. Dans certains pays – la Somalie en 1993, l’Afghanistan en 2001 – la confrontation a été directe, chaque partie en conflit utilisant les excès de l’autre afin de justifier le recours aux armes.

Mais il y a eu d’autres interventions dans lesquelles les Américains ont utilisé al-Qaïda comme ressource afin d’accroître leur influence : par exemple en Azerbaïdjan en 1993. Dans ce pays, un président favorable à Moscou fut renversé après qu’un grand nombre de combattants arabes ainsi que d’autres moudjahidines étrangers furent secrètement infiltrés depuis l’Afghanistan, et ce grâce à une compagnie aérienne hâtivement mise en place par trois vétérans de Air America, la compagnie aérienne de la CIA (Ces trois hommes étaient Richard Secord, Harry Aderholt et Ed Dearborn, qui avaient chacun leur tour été détachés du Pentagone vers la CIA).2 Ce fut un mariage de convenance qui arrangeait tout le monde : les moudjahidines pouvaient défendre les musulmans contre l’influence russe dans l’enclave de Nagorno-Karabakh, tandis que les Américains disposaient d’un nouveau Président [en Azerbaïdjan] qui ouvrait aux compagnies pétrolières occidentales l’accès aux champs pétrolifères de Bakou.

Le schéma de la collaboration des États-Unis avec des fondamentalistes musulmans contre des ennemis plus laïcs n’est pas une nouveauté. Il date au moins de 1953, lorsque la CIA recruta des mollahs de droite pour renverser le Premier ministre Mossadegh en Iran, et commença également à collaborer avec les Frères musulmans sunnites.3 Toutefois en 2011, nous pouvons observer en Libye un mariage arrangé plus complexe entre les États-Unis et des éléments d’al-Qaïda : celui-ci répète un schéma qui a été observé en Bosnie de 1992 à 1995 et au Kosovo entre 1997 et 1998. Dans ces pays, les États-Unis ont répondu à un conflit local au nom d’une intervention humanitaire destinée à restreindre les atrocités. Néanmoins, dans ces trois cas de figure, des atrocités ont été commises des deux côtés, et les interventions des États-Unis ont en fait favorisé la partie alliée d’al-Qaïda.

Dans ces trois exemples, la cause de l’intervention militaire a été défendue par de flagrantes manipulations et autres déformations de la réalité. Ce qu’un historien a noté du conflit bosniaque était également vrai pour le Kosovo, et ses observations pourraient aujourd’hui trouver un écho en Libye : bien que les attaques fussent « perpétrées par des Serbes autant que par des musulmans », les médias occidentaux considéraient « que les assassinats de musulmans méritaient l’intérêt médiatique, au contraire des meurtres des non-musulmans. »4 Il s’est avéré que les rapports au sujet de viols de masse touchant des milliers de personnes furent considérablement exagérés : un journaliste français « découvrit seulement quatre femmes prêtes à soutenir ces récits. »5 Dans le même temps, en 1994, l’intellectuel français Bernard-Henri Lévy (BHL) se rendit en Bosnie et défendit avec ferveur la cause de l’intervention dans ce pays ; en février 2011, BHL voyagea à Benghazi et endossa de nouveau son rôle interventionniste en Libye.6

De plus, dans chacun des pays cités, des signes indiquent que des cellules des renseignements américains et/ou occidentaux ont collaboré avec des éléments d’al-Qaïda depuis le début des conflits en question, c’est-à-dire avant les atrocités justifiant l’intervention. Cela suggère l’existence de raisons plus profondes derrière les interventions militaires des États-Unis, dont la volonté des compagnies pétrolières occidentales d’exploiter les réserves pétrolières de Libye (comme en Irak) sans avoir à traiter avec un homme fort puissant et gênant, ou bien leur désir de créer un oléoduc stratégique à travers les Balkans (au Kosovo).7

Le fait que les États-Unis pourraient soutenir al-Qaïda dans des atrocités terroristes va complètement à l’encontre de l’impression générale façonnée par les médias américains. Pourtant, cette alliance perpétuelle et contre-nature est la résurgence et la continuité de la stratégie de provocation mise en place par Zbigniew Brzezinski en Afghanistan entre 1978 et 1979, alors qu’il était le conseiller à la Sécurité nationale du Président Carter.

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Le Shah d’Iran (à gauche), Brzezinski (à droite), Carter (deuxième à droite)

Dans ces années-là, Brzezinski n’eut aucune hésitation à jouer la carte du terrorisme contre l’Union soviétique : il soutint les efforts de la SAVAK (les services de renseignement du Shah d’Iran) visant à collaborer avec les ancêtres islamistes d’al-Qaïda dans le but de déstabiliser l’Afghanistan, ce qui aboutit rapidement à l’invasion de ce pays par les Soviétiques.8 À cette époque, comme il s’en vanta plus tard, Brzezinski écrivit à Carter : « Nous avons à présent l’opportunité d’offrir à l’URSS sa guerre du Vietnam. »9

William Casey, en tant que directeur de la CIA, perpétua cette stratégie consistant à utiliser des terroristes contre l’URSS en Afghanistan. Grâce à la Direction pour le renseignement interservices du Pakistan (Interservices Intelligence Service ou ISI), la CIA transmit de l’aide aux extrémistes afghans comme Gulbuddin Hekmatyar (qui est aujourd’hui l’un des [principaux] ennemis des États-Unis en Afghanistan). Puis en 1986, « Casey engagea la CIA dans un soutien de long terme à une vieille initiative de l’ISI destinée à recruter des musulmans radicaux à travers le monde afin qu’ils se rendent au Pakistan et combattent aux côtés des moudjahidines afghans. »10 Les aides de la CIA étaient dorénavant acheminées vers leur organisation de soutien, le Bureau de services [Maktab al-Khadamāt] à Peshawar, dirigé par un Palestinien nommé Abdullah Azzam et par Oussama ben Laden. Le centre al-Kifah, un bureau américain de recrutement pour ce que l’on appelait la légion étrangère des « Arabes afghans » (qui allait devenir al-Qaïda), fut installé au sein de la mosquée al-Farouk à Brooklyn.11

Aujourd’hui, il est important de se souvenir de l’utilisation des terroristes par Brzezinski puis par Casey. Car en Libye, comme au Kosovo et en Bosnie auparavant, l’on peut percevoir des signes alarmants indiquant que les États-Unis ont continué à utiliser le terrorisme islamiste comme moyen de démanteler les nations socialistes ou pro-socialistes qui n’étaient pas dans leur orbite : l’URSS tout d’abord, puis la Yougoslavie et aujourd’hui la Libye. Comme je l’ai écrit ailleurs, Kadhafi utilisait la richesse de la Libye, la seule nation méditerranéenne encore armée par la Russie et indépendante de l’orbite de l’OTAN, pour imposer des conditions de plus en plus difficiles pour les compagnies pétrolières occidentales. Il utilisait aussi cette richesse pour émanciper l’ensemble de l’Afrique de la tutelle européenne et américaine.12

Le soutien pour les moudjahidines engendra une collusion lourde de conséquences avec des organisations enfreignant la loi. Dans la seconde partie de cet essai, je montrerai comment la protection gouvernementale de figures clés du centre al-Kifah de Brooklyn – y compris après qu’elles aient commis des crimes – leur a permis de s’engager librement dans des actes terroristes aux États-Unis, comme le premier attentat à la bombe contre le World Trade Center en 1993.

L’alliance entre les États-Unis et al-Qaïda en Libye

L’intervention de l’OTAN en Libye a été présentée comme une campagne humanitaire. Mais elle n’en est pas une : les deux factions ont commis des atrocités. En partie grâce à l’Harbour Group, une entreprise de relations publiques bien connectée travaillant pour le compte du Conseil National de Transition [CNT], l’opinion publique états-unienne a eu beaucoup plus d’informations sur les atrocités commises par les forces pro-Kadhafi en Libye que sur celles perpétrées par l’opposition de Benghazi.13 Mais en réalité, comme l’a rapporté le Daily Telegraph de Londres :

« Sous le contrôle des rebelles, les résidents de Benghazi sont terrorisés, la plupart d’entre eux étant ‘trop effrayés pour conduire de nuit à travers les rues sombres, craignant le racket – ou pire encore – aux points de contrôle qui sont en train de se multiplier’.

Par ailleurs, près d’un million et demi de migrants venant d’Afrique noire sont victimes de la suspicion qui pèse sur eux et veut qu’ils soutiennent le mauvais côté. Nombre d’entre eux ont été attaqués, certains ont été traqués, tirés de leurs appartements, battus et tués. Les soi-disant ‘révolutionnaires’ et les ‘combattants de la liberté’ sont en réalité des hommes armés qui saccagent tout sur leur passage et qui commettent des atrocités ignorées par les médias de masse, lesquels ne sont pas disposés à révéler à quoi ressemblerait la Libye nouvelle si Kadhafi était renversé. »14

Thomas Mountain est d’accord sur le fait que « depuis le déclenchement de la rébellion à Benghazi, plusieurs centaines de travailleurs soudanais, somaliens, éthiopiens et érythréens ont été rackettés et assassinés par des milices rebelles racistes, un fait bien dissimulé par les médias internationaux. »15 De tels rapports se sont multipliés au fil du temps. Récemment, Human Rights Watch a accusé les rebelles de tuer des partisans de Kadhafi qui n’étaient que de simples civils et de piller, brûler et saccager leurs maisons et leurs quartiers.16

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Une effigie de Kadhafi pendue par les rebelles de Benghazi, 22 mai 2011

[Avant la prise de Tripoli par les hommes du commandant militaire islamiste Abdelhakim Belhadj], les Américains et les Européens [étaient] encore moins susceptibles d’apprendre par leurs médias que, parmi les factions composant la coalition de transition de Benghazi, celle qui est certainement la plus aguerrie regroupe des vétérans du Al-Jama’a al-Islamiyyah al-Muqatilah bi-Libya (Le Groupe islamique combattant en Libye, ou GICL). L’importance du contingent du GICL dans le CNT a été minimisée dans une publication récente de l’International Business Times :

« Le GICL est un groupe islamiste qui a mené une guérilla de basse intensité contre Kadhafi pendant près d’une dizaine d’années. La plupart des dirigeants du GICL sont d’anciens soldats ayant combattu sous l’égide des moudjahidines contre les forces soviétiques en Afghanistan. Depuis le début du soulèvement, des rapports ont indiqué que des membres du GICL auraient rejoint sur le terrain le mouvement rebelle du CNT, et beaucoup ont accusé ces combattants d’avoir des liens avec al-Qaïda, ce que le GICL a depuis nié.

Mais auparavant, le GICL avait déclaré que son but ultime était d’instaurer un État islamique en Libye, ce qui est assez inquiétant du fait que la plupart de ses combattants sont à présent du côté du CNT. Néanmoins, comme le GICL ne disposerait que d’une force ne dépassant pas quelques milliers d’hommes, on pense qu’il ne sera pas en mesure de provoquer beaucoup de problèmes au sein de l’opposition. »17

Il reste à déterminer si le CNT victorieux serait capable de contenir les aspirations islamistes d’impitoyables vétérans jihadistes regroupés dans ses rangs.

D’aucuns craignent qu’un GICL aguerri par ses années de combats en Afghanistan et en Irak – bien que n’étant pas prédominant au sein du CNT – verrait son influence accrue lors de la distribution des rôles, si la coalition de Benghazi venait à l’emporter [NdT : cet article a été publié dans sa version originale peu avant la prise de Tripoli par les « rebelles »]. En février 2004, George Tenet, alors directeur de la CIA, déclara devant la commission du Renseignement du Sénat que « l’une des menaces les plus pressantes [pour la sécurité des États-Unis en Irak] vient de groupes extrémistes sunnites de moindre taille qui ont bénéficié de liens avec al-Qaïda. Ils incluent […] le Groupe islamique combattant en Libye. »18 En 2007, une étude de West Point rapporta « la collaboration de plus en plus étroite ente le Groupe islamique combattant en Libye (GICL) et al-Qaïda, collaboration qui aboutit au ralliement officiel du GICL avec al-Qaïda le 3 novembre 2007. »19 Il est possible que l’étude de West Point exagéra la connexion entre al-Qaïda et le GICL. Ce qui importe est que la Grande-Bretagne et les États-Unis étaient parfaitement conscients de l’évaluation de West Point, mais que leurs forces spéciales respectives ont quand même secrètement soutenu le CNT de Benghazi, et ce avant le lancement des opérations aériennes de l’OTAN :

« Le bombardement de ce pays a débuté alors qu’il venait d’être révélé que des centaines de soldats des Forces spéciales britanniques avaient été déployés à l’intérieur de la Libye, ciblant les troupes du Colonel Kadhafi – et que d’autres, en nombre supérieur, attendent de passer à l’action […]

Au total, il semblerait qu’un peu moins de 250 soldats des Forces spéciales britanniques et de leurs appuis ont été actifs en Libye avant le lancement des frappes aériennes destinées à imposer une zone d’exclusion aérienne aux forces de Kadhafi. »20

Il existe également des rapports indiquant que les Forces spéciales US ont aussi été envoyées en Libye le 23 et le 24 février 2011, soit un mois environ avant le début des bombardements de l’OTAN.21

Le soutien britannique pour le GICL date en réalité d’une [quinzaine d’années] :

« De violents accrochages entre les forces de sécurité [de Kadhafi] et les guérillas islamistes sont survenus à Benghazi en septembre 1995, faisant des dizaines de morts dans les deux camps. Après des semaines d’intenses combats, le Groupe islamique combattant en Libye (GICL) a formellement déclaré son existence à travers un communiqué qualifiant le gouvernement de Kadhafi de ‘régime apostat qui a blasphémé contre la foi de Dieu Tout-puissant’ et déclarant que son renversement était ‘le principal devoir après la foi en Dieu’. Ce communiqué du GICL ainsi que les suivants furent publiés par des Libyens afghans auxquels la Grande-Bretagne avait accordé l’asile politique. […] L’implication du gouvernement britannique dans la campagne du GICL menée contre Kadhafi suscite encore d’immenses controverses. L’autre opération importante du GICL, une tentative d’assassinat manquée contre Kadhafi en 1996 – tuant nombre de ses gardes du corps – aurait été financée par les renseignements britanniques à hauteur de 160 000 dollars, selon l’ancien officier du MI5 David Shayler. »22

Le compte-rendu détaillé de David Shayler a été remis en cause, mais de nombreuses autres sources indiquent que le soutien britannique pour les jihadistes libyens est largement antérieur au conflit actuel.23

Dans l’avenir, les combattants de la plus internationaliste al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), ayant saisi l’opportunité que représentait la guerre pour entrer dans le conflit et s’équiper dans les arsenaux pillés de Kadhafi, pourraient s’avérer encore plus menaçants que le GICL nationaliste.24 AQMI suscite une inquiétude particulière. En effet, de récents rapports indiquent que cette organisation est financée de manière croissante par les bénéfices des trafiquants de drogue de la région, à l’image des autres groupes associés à al-Qaïda de l’Afghanistan jusqu’au Kosovo.25 En résumé, la campagne de l’OTAN en Libye soutient une coalition au sein de laquelle la position des alliés d’al-Qaïda – anciens comme actuels – pourrait être renforcée.26 Et les forces occidentales les ont secrètement soutenus depuis le début.

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Une carte publiée dans l’édition du 15 mai 2011 du New York Times montre une interprétation de la division territoriale de la Libye

L’alliance entre les États-Unis et al-Qaïda en Bosnie

À l’instar de la guerre en Libye, les interventions de Clinton en Bosnie et au Kosovo ont été présentées comme humanitaires. Cependant, les deux parties ont commis des atrocités dans ces conflits ; Washington et les médias occidentaux ont, par intérêt, minimisé les exactions perpétrées par les musulmans.

Beaucoup d’Américains savent que Clinton a déployé les troupes US afin d’imposer les accords de paix de Dayton à la suite d’atrocités serbes amplement relayées par les médias : le massacre de milliers de musulmans à Srebrenica. Grâce à une énergique campagne menée par l’entreprise de relations publiques Ruder Finn, les Américains entendirent beaucoup parler du massacre de Srebrenica. Mais ils en entendirent considérablement moins concernant les décapitations et autres atrocités commises par des musulmans – atrocités qui ont précédé Srebrenica et qui contribuent à expliquer ce massacre.

En effet, l’une des raisons majeures expliquant l’attaque de Srebrenica par les Serbes est qu’ils voulaient répondre aux attaques armées organisées depuis cette ville contre des villages avoisinants : « Des sources issues des renseignements ont déclaré que ce fut principalement ce harcèlement qui a précipité les attaques serbes contre 1500 défenseurs musulmans à l’intérieur de cette enclave. »27 Le général Philippe Morillon, commandant des troupes de l’ONU en Bosnie de 1992 à 1993, déclara devant le TPIY (le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) que les forces musulmanes basées à Srebrenica « s’engagèrent dans des attaques durant les fêtes orthodoxes et détruisirent des villages, massacrant tous les habitants. Cela créa dans la région un degré de haine assez extraordinaire. »28 Selon le professeur John Schindler,

« Entre mai et décembre 1992, des forces musulmanes ont attaqué à répétition des villages serbes autour de Srebrenica, tuant et torturant des civils ; certains furent mutilés et brulés vifs. Même des comptes-rendus venant de sources pro-Sarajevo concèdent que les forces musulmanes de Srebrenica […] assassinèrent plus de 1300 Serbes […] et avaient ‘nettoyé ethniquement une vaste zone’. »29

Peter Galbraith, ancien ambassadeur des États-Unis en Croatie, admit plus tard au cours d’un entretien que l’administration US était au courant d’un « petit nombre d’atrocités » en train d’être perpétrées par des moudjahidines étrangers en Bosnie, mais il les minimisa en déclarant qu’elles « ne représentaient pas un gros problème au vu de la situation d’alors. »30

D’autres sources révèlent que Washington donna un feu vert tacite à la fourniture d’armes depuis la Croatie ainsi qu’à l’accroissement de la présence musulmane à Srebrenica.31 Peu après, des avions Hercule C-130, dont certains étaient iraniens, parachutèrent des armes aux musulmans en violation de l’embargo international que les États-Unis respectaient officiellement. Des moudjahidines arabes afghans arrivèrent également. La plupart des largages ainsi que certains moudjahidines étaient concentrés à Tuzla, à 70 kilomètres de Srebrenica.32

Selon l’hebdomadaire londonien The Spectator, le Pentagone avait recours à d’autres pays comme l’Iran et la Turquie pour organiser son flux d’armes et de combattants :

« De 1992 à 1995, le Pentagone a facilité les déplacements depuis l’Asie centrale vers l’Europe de milliers de moudjahidines et d’autres éléments islamistes pour qu’ils combattent contre les Serbes aux côtés des musulmans bosniaques. […] Dans le cadre d’une enquête du gouvernement néerlandais sur le massacre de Srebrenica de juillet 1995, le professeur Cees Wiebes de l’Université d’Amsterdam compila un rapport intitulé Le renseignement et la Guerre en Bosnie, et publié en avril 2002. Il y détaille les alliances secrètes entre le Pentagone et des groupes islamistes radicaux venant du Moyen-Orient, ainsi que leurs efforts de soutien en faveur des musulmans de Bosnie. En 1993, il y avait énormément de contrebande d’armes depuis la Croatie vers les musulmans [de Bosnie]. Ce trafic était organisé par des ‘agences clandestines’ des États-Unis, de la Turquie et de l’Iran, associées à un éventail de groupes islamistes incluant les moudjahidines afghans et le Hezbollah pro-iranien. Les armes achetées par l’Iran et la Turquie avec le soutien financier de l’Arabie saoudite étaient aéroportées du Moyen-Orient vers la Bosnie – des acheminements aériens dans lesquels les États-Unis étaient ‘étroitement impliqués’, comme le souligne Wiebes. »33

Le récit détaillé de Wiebes, basé sur des années de recherche, documente la responsabilité américaine autant que les démentis véhéments des États-Unis :

« Le 10 février 1995 à 17h45, le capitaine norvégien Ivan Moldestad, un pilote du détachement norvégien d’hélicoptères (NorAir), se tenait au seuil de la porte de son logement temporaire, situé juste en dehors de Tuzla. Il faisait sombre, lorsqu’il entendit soudain le bruit des hélices d’un avion de transport en approche ; c’était assurément un Hercule C-130 à quatre moteurs. Moldestad remarqua que l’Hercule était escorté par deux avions de chasse, mais il ne put en déterminer le modèle à cause de la pénombre. Il y eut d’autres témoins de ce vol nocturne secret vers la base aérienne de Tuzla (TAB). Une sentinelle qui montait la garde devant l’unité médicale norvégienne de l’ONU à Tuzla l’entendit également et vit les lumières de l’avion et des chasseurs qui l’escortaient. D’autres observateurs de l’ONU, utilisant des équipements de vision nocturne, ont également vu l’avion cargo et les chasseurs en question. Ces rapports furent immédiatement transmis au Centre des opérations aériennes combinées (CAOC) de l’OTAN à Vicenza ainsi qu’à la cellule Deny Flight de la FORPRONU à Naples. Lorsque Moldestad téléphona à Vicenza, on lui répondit qu’il n’y avait rien dans le ciel ce soir-là, et qu’il devait avoir fait erreur. Lorsque Moldestad insista, la connexion fut interrompue.

Les vols secrets des avions cargo C-130 et les parachutages d’armes sur Tuzla provoquèrent une agitation encore plus grande au sein de la FORPRONU et de la communauté internationale en février et en mars 1995. Lorsqu’on lui posa la question de l’origine des livraisons secrètes d’armes via la base aérienne de Tuzla (TAB), un général britannique répondit avec assurance : ‘Ces livraisons d’armes étaient des livraisons américaines. Cela ne fait aucun doute. Et des entreprises privées américaines y étaient impliquées’. Ce n’était pas une réponse surprenante, car ce général avait accès à des renseignements collectés par une unité du Special Air Service (SAS) britannique à Tuzla. L’avion s’était approché à portée de l’équipement spécial de vision nocturne de cette unité, et les Britanniques l’avaient vu atterrir. Ce fut une confirmation qu’avait bel et bien eu lieu une opération clandestine américaine durant laquelle des armes, des munitions et de l’équipement militaire de communication ont été fournis à l’Armée de la République de Bosnie et d’Herzégovine (ARBiH). Ces opérations nocturnes ont généré beaucoup de consternation au sein de l’ONU et de l’OTAN, et elles furent sujettes à d’innombrables spéculations. »34

Wiebes émit la possibilité que les C-130, dont certains auraient décollé d’une base de l’US Air Force en Allemagne, fussent en réalité contrôlés par les autorités turques.35 Mais l’implication américaine fut attestée par la dissimulation sophistiquée de ces vols. En effet, les avions AWACS américains, qui auraient dû fournir un enregistrement des vols secrets, furent soit retirés des opérations aux moments opportuns, soit pilotés et occupés par des équipages US.36 Un résumé du rapport exhaustif de Wiebes fut publié dans le Guardian :

« Le rapport hollandais révèle comment le Pentagone a formé une alliance secrète avec des groupes islamistes dans le cadre d’une opération rappelant l’affaire Iran-Contra.

Des cellules des renseignements US, turcs et iraniens collaborèrent avec les islamistes dans ce que le rapport hollandais nomme le ‘pipeline croate’. Des armes achetées par l’Iran et la Turquie et financées par l’Arabie saoudite furent initialement envoyées par avion en Croatie via Iran Airline, la compagnie aérienne officielle iranienne, puis elles furent acheminées plus tard par un ‘escadron’ d’avions noirs de type Hercule C-130.

Le rapport indique que des combattants moudjahidines ont également été introduits là-bas par voie aérienne, et que les États-Unis étaient ‘étroitement impliqués’ dans cette opération, qui constituait une violation flagrante de l’embargo. Toujours selon ce rapport, les services secrets britanniques ont obtenu des documents prouvant que l’Iran organisa aussi des livraisons d’armes directement en Bosnie.

L’opération fut encouragée par le Pentagone plutôt que par la CIA, qui craignait de violer l’embargo et d’utiliser des canaux islamistes pour transférer des armes. Lorsque la CIA introduisit ses propres hommes sur le terrain en Bosnie, ses agents furent menacés par les combattants moudjahidines et par les Iraniens qui les entraînaient.

L’ONU s’appuyait sur les renseignements américains pour surveiller l’embargo, une dépendance qui permit à Washington de manipuler à volonté l’organisation. »37

Dans le même temps, le centre al-Kifah à Brooklyn, qui avait soutenu les « Arabes afghans » combattant en Afghanistan dans les années 1980, détourna son attention vers la Bosnie :

« Al-Hussam (l’épée), le bulletin d’information d’al-Kifah rédigé en anglais, commença également à publier des nouvelles régulières concernant le jihad en Bosnie. […] Sous le contrôle de subalternes du cheikh Omar Abdel Rahman, le bulletin d’information incitait violemment les sympathisants musulmans à rejoindre à leur tour le jihad en Bosnie et en Afghanistan. […] En Croatie, le bureau de la branche bosniaque d’al-Kifah à Zagreb, abrité dans un bâtiment moderne de deux étages, était évidemment en étroite connexion avec le quartier général de New York, qui avait une fonction organisationnelle. Le directeur adjoint du bureau de Zagreb, Hassan Hakim, a avoué recevoir directement tous les ordres et les financements du bureau principal d’al-Kifah aux États-Unis, situé sur Atlantic Avenue et contrôlé par le cheikh Omar Abdel Rahman. »38

L’un des instructeurs d’al-Kifah, Rodney Hampton-El, contribua à ce programme de soutien [au jihad bosniaque], recrutant des combattants depuis des bases de l’armée US comme Fort Belvoir, les entraînant aussi au combat dans le New Jersey.39 En 1995, Hampton-El fut jugé et condamné avec le cheikh Omar Abdel Rahman pour son rôle dans le complot visant à faire exploser des monuments de New York. Durant le procès, Hampton-El expliqua comment il reçut en main propre des milliers de dollars pour financer ce projet de la part du Prince Turki al-Faiçal à l’ambassade d’Arabie saoudite à Washington.40

À cette période, Ayman al-Zawahiri, aujourd’hui à la tête d’al-Qaïda, s’est rendu aux États-Unis pour collecter des fonds dans la Silicon Valley, où il fut hébergé par Ali Mohamed, un agent double US et vétéran des Forces spéciales de l’armée américaine qui avait été instructeur en chef à la mosquée al-Kifah.41 Il est quasiment certain que la collecte de fonds d’al-Zawahiri était destinée à soutenir les moudjahidines en Bosnie, ce qui aurait été sa principale préoccupation à cette époque (« L’édition asiatique du Wall Street Journal rapporta qu’en 1993, M. ben Laden avait nommé le cheikh Ayman al-Zawahiri, numéro 2 d’al-Qaïda, pour diriger ses opérations dans les Balkans. »).42

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Ayman al-Zawahiri

Le rapport détaillé de Wiebes ainsi que les articles de presse basés sur celui-ci corroborèrent des accusations antérieures proférées en 1997 par Sir Alfred Sherman, l’un des principaux conseillers de Margareth Thatcher et cofondateur du Centre for Policy Studies, un influent cercle de réflexion nationaliste et conservateur. Selon lui, « les États-Unis encouragèrent et facilitèrent la fourniture d’armes aux musulmans via l’Iran et l’Europe de l’Est – un fait qui avait alors été démenti à Washington malgré des preuves accablantes. »43 Plus généralement, Sir Sherman dénonçait dans cette intervention que, selon lui :

« la guerre en Bosnie fut, dans tous les sens du terme, la guerre des États-Unis. L’administration US contribua à la déclencher, à l’alimenter et à en empêcher le dénouement précoce. En effet, tout indique qu’elle désire continuer la guerre dans un avenir proche, dès que ses protégés musulmans seront suffisamment armés et entraînés. »

Plus précisément, Sherman accusa le secrétaire d’État Lawrence Eagleburger d’avoir donné instruction en 1992 à Warren Zimmerman, alors ambassadeur US à Belgrade, de persuader le Président bosniaque Izetbegović de revenir sur son accord visant à préserver l’unité bosniaque, croate et serbe, et d’accepter au contraire une assistance américaine pour instaurer un État bosniaque indépendant.44

L’alliance entre les États-Unis et al-Qaïda au Kosovo 

Le point précédent soulève une question dérangeante : des responsables américains étaient-ils enclins à ignorer les atrocités des moudjahidines d’al-Qaïda en échange de leur aide dans les guerres successives de l’OTAN – des guerres visant à démanteler la Yougoslavie, dernière république socialiste d’Europe ? Une chose est sure : la prédiction de Sir Alfred Sherman en 1997 selon laquelle les États-Unis voulaient ‘continuer la guerre dans un avenir proche’ s’est rapidement concrétisée. En effet, le soutien américain pour les alliés d’al-Qaïda au Kosovo, l’Armée de libération du Kosovo (l’UÇK), aboutit en 1999 à une campagne de bombardements controversée de l’OTAN.

Comme il fut largement rapporté à l’époque, l’UÇK était soutenue par les réseaux de ben Laden et d’al-Zawahiri, et également par le trafic de l’héroïne afghane :

« Des membres de l’Armée de libération du Kosovo, qui finançait son effort de guerre par la vente de l’héroïne, furent entraînés dans des camps terroristes dirigés par le fugitif international Oussama ben Laden. Celui-ci est recherché pour les attentats à la bombe de 1998 contre deux ambassades US en Afrique – qui tuèrent 224 personnes, dont 12 Américains. »45

Selon Michael Levine, un ancien agent de la DEA, la décision de Clinton de soutenir l’UÇK consterna ses contacts à la DEA, ces derniers sachant qu’elle était une importante organisation de trafic de drogue.46 Comme Ralf Mutschke d’Interpol l’a déclaré au Congrès,

« En 1998, le département d’État US lista l’UÇK parmi les organisations terroristes, indiquant qu’elle finançait ses opérations grâce à l’argent du trafic international d’héroïne ainsi qu’à des prêts contractés auprès de pays musulmans et d’islamistes, dont peut-être Oussama ben Laden. Il existe un autre lien avec ben Laden : le frère d’un leader d’une organisation du djihad égyptien et commandant militaire de ben Laden dirigeait une unité d’élite de l’UÇK [il s’agit très probablement de Zaiman ou Mohammed al-Zawahiri, l’un des frères d’Ayman al-Zawahiri]. En 1998, l’UÇK fut décrite comme un acteur majeur dans le trafic ‘drogue-contre-armes’ en 1998, ‘contribuant à transporter annuellement 2 milliards de dollars de drogue vers l’Europe de l’Ouest’. L’UÇK et d’autres groupes albanais semblent utiliser un réseau sophistiqué de comptes bancaires et d’entreprises afin de gérer leurs fonds. En 1998, l’Allemagne gela deux comptes en banque appartenant à l’organisation ‘United Kosova’ après qu’on eut découvert que plusieurs centaines de milliers de dollars y avaient été déposés par un trafiquant de drogue albanais du Kosovo qui avait été condamné par la justice. »47

Selon le Sunday Times de Londres, les antécédents de l’UÇK n’ont pas dissuadé les États-Unis de renforcer cette organisation et d’entraîner ses membres :

« Des agents des services de renseignement américains ont admis qu’ils contribuèrent à entraîner l’Armée de libération du Kosovo avant le bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN. Cette révélation fâcha certains diplomates européens qui déclarèrent que cette action avait anéanti les efforts visant à trouver une solution politique au conflit entre les Serbes et les Albanais. Des officiers de la CIA étaient chargés de surveiller le respect du cessez-le-feu au Kosovo entre 1998 et 1999, développant alors des liens avec l’UÇK et donnant à cette organisation des manuels américains d’instruction militaire ainsi que des conseils tactiques pour combattre l’armée yougoslave et la police serbe.

Il y a un an, lorsque l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), qui coordonnait la surveillance du cessez-le-feu, quitta le Kosovo une semaine avant le début des frappes aériennes, la plupart de ses téléphones satellites et de ses systèmes GPS furent secrètement transmis à l’UÇK, permettant aux commandants de la guérilla de rester en contact avec l’OTAN et Washington. De nombreux leaders de l’UÇK avaient le numéro de téléphone portable du général Wesley Clarke, le commandant de l’OTAN. »48

Selon David Hackworth, un ancien capitaine de l’armée US qui devint plus tard le spécialiste des questions de défense à Newsweek, d’anciens officiers de l’armée des États-Unis travaillant pour le contractant militaire privé américain MPRI (Military Professional Resources Incorporated) ne se contentèrent pas seulement d’entraîner des membres de l’UÇK : ils combattirent également à leurs côtés.49 Cette affirmation étaye des rapports antérieurs indiquant que du personnel de la MPRI avait aussi été impliqué dans l’entraînement de Croates à l’époque du trafic illégal d’armes organisé de la Croatie vers la Bosnie.50

Après le Kosovo, Sherman mit une nouvelle fois en garde contre « l’hégémonie américaine en expansion »,

« exercée par le biais de l’OTAN et caractérisée par des degrés variables de partenariat et de subordination d’autres acteurs. […] Ce processus a débuté avec le démembrement délibéré de la Yougoslavie, mené par l’Allemagne et accepté par les autres membres de l’Union européenne et par les États-Unis (1991). Il évolua vers des sanctions contre la Serbie accusée de venir en aide aux Serbes de l’ouest (1992). En Bosnie, l’implication précoce des États-Unis fit éclater la guerre civile (la visite de Zimmerman à Izetbegović, après les accords de Lisbonne), et le processus aboutit finalement à la campagne de bombardements de 1999 et à l’occupation du Kosovo. »51

D’autres analystes ont émis l’hypothèse que l’implication des États-Unis [au Kosovo] était motivée par leur désir d’installer un nouvel oléoduc transbalkanique ainsi qu’une base militaire US dans les Balkans pour le défendre. Bien que de telles critiques aient d’abord été tournées en dérision, ces deux prédictions se sont rapidement révélées exactes. L’entreprise AMBO, une société de droit américain dirigée par Ted Ferguson, un ancien haut responsable de BP, débuta en 2007 la construction d’un oléoduc entre l’Albanie et la Macédoine.52 Et dans les environs est implantée une base semi-permanente de l’armée US, Camp Bondsteel, qui peut accueillir jusqu’à 7000 soldats.

En 2007, le Président George W. Bush créa un commandement militaire pour les opérations en Afrique, l’US AFRICOM (United States Africa Command). Mais son QG actuel est situé à Stuttgart, en Allemagne, ce qui a déclenché des spéculations sur Internet selon lesquelles les États-Unis auraient des visées sur l’aéroport international libyen [de Mitiga]. Celui-ci avait été exploité sous le nom de « Wheelus Air Force Base » par l’US Air Force jusqu’à son expulsion de Libye en 1970.

Du premier attentat à la bombe contre le World Trade Center au 11-Septembre : les répercussions intérieures de la collusion avec les terroristes

Le fait que les États-Unis aient eu recours de manière récurrente aux islamistes d’al-Qaïda comme alliés dans leurs projets expansionnistes ne constitue pas une preuve de l’existence d’une stratégie pérenne et systématique, encore moins qu’il existe une alliance secrète.

Je pense plutôt que les États-Unis souffrent d’une maladie maligne incarnée par un pouvoir militaire déchaîné et hors de contrôle – un pouvoir qui, comme un cancer, tend parfois à se métastaser de manière contreproductive à l’accomplissement d’objectifs plus larges. Ceux qui sont nommés pour gérer ce vaste pouvoir s’habituent à utiliser n’importe quel moyen disponible dans le but de soutenir une dynamique d’intervention globale qu’ils sont, ironiquement, impuissants à défier ou à modérer. Le peu de dissidents qui tentent de le faire sont évidemment mis à l’écart ou même éjectés des hautes sphères du pouvoir, étant alors considérés comme ne faisant « pas partie de l’équipe. »

Ceux qui, à Washington, ont décidé d’aider les terroristes et les trafiquants de drogue semblent ne pas avoir pris en considération les « externalités négatives » de ces politiques, c’est-à-dire les conséquences intérieures des accords officiels avec des réseaux terroristes criminels ayant une portée globale. Pourtant, ces conséquences ont été – et demeurent – graves, puisque les terroristes islamistes qui furent protégés par les États-Unis dans leurs actions subversives au Kosovo et dans d’autres pays ont rapidement bénéficié d’une protection aux États-Unis. Comme l’ancien agent de la DEA Michael Levine l’a rapporté au sujet des réseaux de la drogue liés à l’UÇK : « Ces hommes disposent d’un réseau actif dans les rues de ce pays. […] Dans la société, ils sont les pires éléments que vous pouvez imaginer mais aujourd’hui, selon mes sources chez les stups, ils jouissent d’une protection politique. »53

En d’autres termes, des Kosovars bénéficiaient alors d’une protection de facto dans leur trafic de drogue aux États-Unis, à l’image de la protection par la CIA – depuis les années 1940 – de Chinois, de Cubains, d’Italiens, de Thaïlandais et d’autres associés de l’Agence issus d’ethnies différentes.54

En 2000, après les bombardements de l’OTAN visant à soutenir l’UÇK, Mother Jones rapporta que l’héroïne afghane, dont la majeure partie était distribuée par des Albanais du Kosovo, représentait alors plus de 20 % de l’héroïne saisie aux États-Unis – presque le double du pourcentage mesuré quatre ans auparavant.55 Dans le même temps, des estimations indiquaient que « les Albanais du Kosovo [contrôlaient] 40 % de l’héroïne de l’Europe. »56 De plus, il existe un consensus quasi universel sur le fait que le dénouement de la guerre en Bosnie favorisa comme jamais auparavant l’enracinement des jihadistes d’al-Qaïda dans les Balkans. Selon le professeur John Schindler, la Bosnie, « la société la plus pro-occidentale au sein de l’Oumma [le monde musulman] », fut « convertie en un ‘Jihadistan’ à cause de la fourberie de certains autochtones, de la violence du conflit et de la mauvaise direction de l’intervention internationale. »57

Il est trop tôt pour prédire avec certitude quelles seront les répercussions intérieures de l’accroissement par l’OTAN de la puissance et de l’influence des islamistes après que l’Alliance ait créé le chaos en Libye. Mais les conséquences – aux États-Unis – d’interventions comparables ont été indiscutablement négatives, et elles ont contribué à des actes majeurs de terrorisme dans ce pays.

La protection américaine de la base arrière des moudjahidines d’al-Kifah à Brooklyn engendra des interférences dans les institutions judiciaires et policières des États-Unis. Cela permit à des recrues moudjahidines d’al-Kifah de planifier et/ou de s’engager dans un certain nombre d’attaques terroristes contre les États-Unis, à l’intérieur de ce pays comme à l’étranger. Ces attaques incluent le premier attentat à la bombe contre le World Trade Center en 1993, ce que l’on appelle « le complot des monuments de New York » en 1995 et les attaques des ambassades US au Kenya et en Tanzanie en 1998. Furent impliqués dans chacun de ces événements des terroristes qui auraient dû être arrêtés plus tôt pour des crimes déjà perpétrés, mais qui furent autorisés à rester en liberté.

Ali Mohamed, l’ancien agent double des Forces spéciales US à al-Kifah, ainsi que ses recrues jouèrent un rôle central dans toutes ces attaques. Ali Mohamed, bien qu’ayant été inclus dans une liste de surveillance du département d’État, était entré aux États-Unis vers 1984 dans le cadre de ce qu’un consultant du FBI a appelé « un programme de visas contrôlé par la CIA. »58 Le « cheikh aveugle » Omar Abdel Rahman, qui était le leader d’al-Kifah, entra lui aussi aux États-Unis de cette manière ; deux visas furent délivrés à Rahman, dont l’un « par un officier de la CIA travaillant sous couverture dans la section consulaire de l’ambassade américaine au Soudan. »59

Ali Mohamed entraîna des recrues d’al-Kifah aux tactiques de guérilla près de Brooklyn. Cette opération fut considérée comme tellement sensible que la Police de New York et le FBI protègeront plus tard de l’arrestation deux de ces recrues, lorsqu’ils assassinèrent l’extrémiste juif Meir Kahane. Au lieu de les arrêter, la Police de New York appela le troisième assassin présumé (El Sayyid Nosair) un « déséquilibré solitaire et armé » et libéra les deux autres (Mahmoud Abouhalima et Mohammed Salameh). Cette libération permit à Abouhalima et à Salameh, agissant aux côtés d’un autre apprenti d’Ali Mohamed (Nidal Ayyad), de prendre part au premier attentat à la bombe contre le World Trade Center en 1993.60

Les procureurs protégèrent de nouveau Ali Mohamed durant le procès des « Monuments » de 1994-95, lorsqu’Omar Abdel Rahman et certains des apprentis de Mohamed furent reconnus coupables d’association de malfaiteurs visant à faire exploser des édifices de New York. Dans cette affaire, le procureur Patrick Fitzgerald qualifia Mohamed de complice non inculpé, lui permettant toutefois de rester en liberté. Lorsque la défense lança une citation à comparaître pour contraindre Mohamed à se rendre au tribunal, le procureur Fitzgerald est intervenu afin de lui éviter d’avoir à témoigner.61

Ali Mohamed était bien conscient de bénéficier d’une protection, et il l’utilisa au début de l’année 1993 pour obtenir sa libération alors qu’il était détenu par la GRC [Gendarmerie Royale du Canada] à l’aéroport de Vancouver. Puisque cet épisode fut totalement ignoré par la presse US, je dois citer le récit de cet événement paru dans le premier quotidien canadien, le Globe and Mail de Toronto :

« La GRC tenait l’un des hommes clés d’al-Qaïda, le réseau terroriste d’Oussama ben Laden, mais il fut libéré après que la police montée appela l’homme qui traitait avec lui au FBI.

Lorsqu’il fut interrogé en 1993, Ali Mohamed, un Californien d’origine égyptienne dont on pense qu’il est le plus important membre d’al-Qaïda jamais entré au Canada, travaillait alors avec des agents du contre-terrorisme US, jouant un double ou même un triple jeu. M. Mohamed est actuellement en détention dans une prison des États-Unis.

‘Vers minuit, les gens de la GRC m’ont dit que je pouvais partir’, écrivit M. Mohamed dans une déclaration sous serment montrée mercredi dernier au Globe and Mail. À noter qu’aux États-Unis, Ali Mohamed a reconnu être un proche associé de ben Laden.

Cet incident est survenu après que des agents des douanes de l’aéroport international de Vancouver eurent arrêté Essam Marzouk, un Égyptien arrivé de Damas via Francfort, car il était en possession de deux faux passeports saoudiens.

M. Mohamed, qui venait le chercher à l’aéroport, demanda à la police pourquoi son ami était détenu. Cette sollicitation suscita la curiosité de la GRC à l’égard de M. Mohamed, mais ce dernier dissipa leur suspicion en leur disant qu’il était un collaborateur du FBI. »62

Ce récit du Globe and Mail indique clairement qu’en 1993, Mohamed avait d’ores et déjà un référent au FBI, la GRC étant entrée en contact avec celui-ci. Dans son témoignage devant la Commission d’enquête sur le 11-Septembre, Fitzgerald donna une version des faits assez différente : selon lui, après être revenu de Nairobi en 1994, Mohamed déposa sa candidature pour un emploi de « traducteur du FBI. »63 La différence entre les deux récits est cruciale : le FBI ayant demandé à la GRC de libérer Mohamed, il lui fut alors possible de se rendre à Nairobi et d’y planifier l’attentat à la bombe contre l’ambassade américaine.

Selon l’auteur Peter Lance, en [1997], Fitzgerald disposait de suffisamment de preuves pour inculper et arrêter Mohamed, mais il s’est abstenu de le faire. Au contraire, il l’interrogea en Californie avec Jack Cloonan, un agent du FBI. Suite à l’entretien, Fitzgerald décida de ne pas arrêter Mohamed, mais plutôt de mettre son téléphone sous écoute et d’implanter un mouchard dans son ordinateur. Lance soulève une question pertinente : Fitzgerald craignait-il que « toute inculpation du principal espion d’al-Qaïda pourrait lever le voile sur des années de graves négligences chez trois des principales agences de renseignement des États-Unis ? »64

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Photo prise après l’arrestation d’Ali Mohamed

Le 10 septembre 1998, un mois après les attentats à la bombe contre les ambassades US, Ali Mohamed fut finalement arrêté. Pourtant deux mois plus tard, lorsque Fitzgerald prononça 13 inculpations, le nom de Mohamed ne fut pas cité. Au contraire, Fitzgerald l’autorisa de nouveau à éviter un contre-interrogatoire en acceptant une transaction pénale (un plaider coupable) dont les termes sont encore partiellement inconnus. Plus exactement, nous ne connaissons pas la durée de la peine de Mohamed : cette page de la transcription de son audition devant les tribunaux (p.17) est placée sous scellés.65

Dans le cadre de ce plaider coupable, Ali Mohamed déclara au tribunal qu’à la demande personnelle de ben Laden, il surveilla l’ambassade US au Kenya : « Il prit des photos, dessina des schémas et écrivit un rapport » qu’il transmit personnellement à ben Laden au Soudan.66 Patrick Fitzgerald, le procureur qui négocia la transaction pénale, témoigna longuement au sujet de Mohamed devant la Commission d’enquête, qui conclut dans son Rapport final (p.68) qu’Ali Mohamed « dirigea » l’opération des attentats contre les ambassades. Ironiquement, ces attaques constituent la raison officielle expliquant pourquoi al-Zawahiri (comme ben Laden avant lui) est recherché par le FBI, avec une prime de 25 millions de dollars sur sa tête.

Mais l’on a refusé au public américain le droit de connaître le rôle d’Ali Mohamed dans d’autres événements terroristes. Son implication dans le 11-Septembre serait particulièrement digne d’intérêt. Comme son référent au FBI Jack Cloonan le rapporta ultérieurement, Mohamed lui expliqua qu’il entraîna personnellement les pirates de l’air présumés à détourner des avions :

« Il [avait] mené les entraînements d’al-Qaïda sur les méthodes de détournement d’avions. Il dirigea des exercices au Pakistan où il indiqua : ‘Voici comment faire entrer un cutter à bord. Vous le saisissez, vous ôtez sa lame puis vous l’enveloppez dans [mots censurés] et vous le mettez dans votre bagage à main’. Ils avaient lu les règlements de la FAA. Ils savaient qu’une lame de plus de 10 centimètres ne passerait pas. ‘C’est comme ça que vous devez vous positionner’, leur dit-il. ‘J’ai appris à ces gens à s’asseoir en première classe. Vous-vous asseyez ici et les autres s’installent ici’. Il écrivit tout cela. »67 

Conclusion

Aujourd’hui, les États-Unis se retrouvent au milieu d’une crise budgétaire sans précédent, en grande partie provoquée par ses multiples guerres. Malgré tout, ce pays est également sur le point de mener de nombreuses autres interventions : au Yémen, en Somalie, et potentiellement en Syrie, au sol en Libye ou en Iran (où la CIA aurait été en contact avec les Joundallah, une ramification d’al-Qaïda qui est impliquée dans le trafic de drogue).68

Seul le public américain peut empêcher cela. Mais pour que le peuple se lève et hurle « Stop ! », il doit y avoir une meilleure compréhension populaire des sombres alliances sous-tendant les interventions prétendument humanitaires des États-Unis.

Cette prise de conscience pourrait s’étendre lorsque les Américains réaliseront finalement que le fait de prêter assistance à des terroristes engendre aussi des répercussions nationales. La longue et complexe « danse » entre Ali Mohamed et ses protecteurs du département d’État indique clairement que la prise en charge de terroristes pour des objectifs malhonnêtes corrompt autant le terroriste en question que ses soutiens institutionnels. Finalement, ils deviennent complices, chaque partie ayant des secrets à dissimuler au sujet de leur collusion.

Jusqu’à ce que l’opinion publique en soit consciente, cette dissimulation de la collusion entre Washington et les terroristes perdurera. Et aussi longtemps qu’elle persistera, on nous refusera la vérité sur les collusions qui sous-tendent le 11-Septembre.

Pis, nous pourrions subir de nouvelles attaques terroristes, sur le sol des États-Unis autant qu’à l’étranger, accompagnées d’autres guerres illégales, coûteuses et inutiles.

Texte original en anglais : The US-Al Qaeda Alliance: Bosnia, Kosovo and Now Libya. Washington’s On-Going Collusion with Terrorists, publié le 29 juillet 2011.

Traduction : Maxime Chaix

Source : mondialisation.ca

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